Sous l'Ancien Régime, le suicide était considéré comme une "spécialité anglaise". Cela ne voulait pas dire que personne ne se suicidait ailleurs. De la même façon, le duel, "spécialité française", était également pratiqué dans bien d'autres pays. Ainsi Pouchkine, qui est souvent considéré comme le plus grand poëte russe, trouve la mort au cours d'un duel (contre un Français

). En adaptant le roman de William Makepeace Thackeray, Kubrick n'avait donc pas tout faux. (Le film
Duellistes doit d'ailleurs beaucoup au
Barry Lyndon de Kubrick. Au moment de sa sortie, il apparaissait comme un nouveau
Barry Lyndon, même s'il n'a pas connu le même succès).
Le duel était-il le privilège de la noblesse ou des militaires ? La réponse est plutôt oui. Toutes les statistiques qui ont pu être établies à ce sujet, notamment par François Billacois (
Le duel dans la société française des XVIe-XVIIe siècles. Essai de psychosociologie historique, EHESS, 1986) ou par Pierre Serna (Pascal Brioist, Hervé Drévillon et Pierre Serna,
Croiser le fer. Violence et culutrue de l'épée dans la France moderne (XVIe-XVIIIe siècles), Champ Vallon, 2002) laissent clairement apparaître une nette prédominance des militaires et des nobles parmi les duellistes. (Ces statistiques restent toutefois difficiles à établir puisque les duels étant interdits en France depuis le XVIIe siècle, ils se pratiquent dans la clandestinité.)
Une des raisons évidentes de la prédominance des nobles et des militaires parmi les duellistes est qu'il faut pour se battre en duel à l'épée disposer de l'arme et en maîtriser le maniement. Or l'autorisation du port de l'épée était en principe réservé aux nobles et à ceux qui exerçaient une activité qui en justifiait l'usage (comme les militaires).
Cela ne veut pas dire cependant que les gens du peuple n'étaient pas eux aussi prêts à régler des querelles d'honneur par des combats, mais ils le font de manière moins formalisée (coups de poing, coups de bâton, bagarres à mains nues, avec des ustensiles de travail ou des couteaux...). Les archives judiciaires de l'Ancien Régime (mais aussi celles du 19e siècle) regorgent de ces querelles qui se terminent souvent par la mort d'un ou plusieurs des participants, car, même si les blessures ne sont pas toujours immédiatement mortelles, la médecine est souvent incapable d'apporter les remèdes qui auraient permis d'éviter l'infection. Cfr les livres de Robert Muchembled (
La violence au village (XVe-XVIIe siècle). Sociabilité et comportements populaires en Artois du XVe au XVIIe siècle, Brepols, 1989), d'Yves et Nicole Castan (
Vivre ensemble : ordre et désordre en Languedoc au XVIIIe siècle, Archives Gallimard, 1981), d'Elisabeth Claverie et Pierre Lamaison (
L'impossible mariage. Violence et parenté en Gévaudan 17e, 18e et 19e siècles, Hachette, 1982) et de
François Ploux, Guerres paysannes en Quercy. Violences, conciliations et répression pénale dans les campagnes du Lot (1810-1860), La boutique de l'histoire, 2002).
Il ne faut donc pas croire que l'honneur a moins de prix pour les gens du peuple que pour les nobles ou les militaires.
Il est également intéressant de constater que la pratique du duel n'avait pas complètement disparu à une époque encore proche, comme le montre l'anecdote suivante :
Gaston Defferre se trompait-il d'époque ? Ce fut l'impression que l'on eut dans les milieux politiques de droite comme de gauche en apprenant que le maire de Marseille allait se battre en duel pour la deuxième fois et toujours à la suite d'une discussion très animée, survenue à l'Assemblée nationale.
Enervé par les clameurs et les interventions répétées de René Ribière, député gaulliste du Val-d'Oise, Defferre l'avait apostrophé et traité d'« abruti ». L'insulté exigea que le mot soit retiré sur-le-champ, et avec des excuses. Elles lui furent refusées. Ribière annonça qu'il allait demander réparation par les armes. Le duel devenait inévitable. Il était fort dérangeant pour Ribière, qui devait se marier à quelques jours de là. De Gaulle laissait espérer sa présence à la cérémonie. Mais, ainsi que l'on pouvait s'y attendre, la nouvelle d'un éventuel duel suscita l'ire du général, pour qui bretailler sur le pré était du plus haut grotesque. Defferre reçut ses émissaires. Ils avaient mission de le faire revenir sur ses écarts de langage et, afin de lui éviter tout contact avec Ribière, se chargeaient de lui transmettre ses excuses. Refus de Defferre, qui pria ses interlocuteurs de remercier de Gaulle et de l'avertir qu'il chercherait à atteindre son adversaire à la braguette dans l'espoir de le rendre inapte au mariage. [...]
Jean de Lipkowski, FFL de la première heure, accepta de diriger le combat. Rendez-vous fut pris dans les jardins d'une maison de Neuilly à l'insu de la presse. Il y eut bien un cameraman de RTL qui se faufila. Il fut expulsé. Defferre prit rapidement l'avantage sur son adversaire. Poussant une botte, il le toucha au bras. Premier sang, puis nouvelle botte. Il le toucha encore. Lipkowski mit un terme au combat de crainte que Defferre ne parvienne à mettre en pratique le plan dont il avait entretenu de Gaulle. »
On dit qu'à l'Elysée, l'hilarité suscitée par de tels propos eut raison de la grogne du général qui prit le parti d'en sourire. Ce qui ne l'empêcha pas d'interdire à tous ses ministres de servir de témoins aux duellistes.
http://www.lepoint.fr/edito/document.html?did=69323