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par Artaxerxès » 12 juil. 2015 17:03
Je ne pense pas qu'on puisse comparer Napoléon et le duc d'Enghien (mais peut-être était-ce une boutade, vu le smiley: la réflexion ne s'adresse donc pas à Jean-Yves en particulier). Il me semble que ce dernier, comme l'ensemble des émigrés présents dans les armées de la coalition, combattait plus un régime que son pays en lui-même. On peut bien évidemment critiquer les motifs qui ont poussé un certain nombre d'émigré à se battre contre les troupes révolutionnaires dans l'"armée Condé". Ces motifs pouvaient être variables selon les individus. Sans doute y retrouvait t-on souvent comme motivation le fait que l'ancien régime était bien plus "favorable" à l'ancienne noblesse que la France "nouvelle". Mais il est également vraisemblable que de nombreux émigrés pensaient que la royauté (et avec elle l'ensemble des structures d'ancien régime) était le régime légitime de la France. N'oublions pas non plus le côté religieux qui pouvait entrer en ligne de mire, l'"ordre ancien" étant conçu comme un ordre "providentiel" voulu par Dieu. Bref, l'ensemble de ces diverses motivations m'incite à penser que, aussi paradoxal que cela puisse sembler, le fait de prendre les armes aux côtés des coalisés contre la France révolutionnaire puis impériale pouvait se concevoir, pour un certain nombre d'émigrés, comme une œuvre de "libération" en quelque sorte de leur pays, tout au moins comme celle d'une remise en ordre conformément à une organisation pluriséculaire, voire divine, de la France. Si l'on considère stricto sensu le cas du duc d'Enghien, n'oublions pas qu'il était membre d'une prestigieuse famille affiliée à la dynastie des Bourbons, ce qui fait que non seulement, ce jeune homme était "pris" dans une conception nobiliaire de ce que devait être la France, mais que de plus s'y ajoutait, depuis le sort qui avait été fait à Louis XVI et aux siens, des considérations "familiales" le poussant encore plus, lui et les siens, à agir contre un régime qui ne pouvait que leur paraître impie. Cependant, la fameuse "armée Condé" des émigrés n'a, il me semble, que peu participé aux opérations militaires, les coalisés la considérant comme plus "encombrante" qu'autre chose.
Dire que Enghien –ou d'autres émigrés- ont porté les armes contre la France, en omettant de mentionner les considérations diverses les y ayant incité me semblerait -le cas échéant- relever de l'adoption systématique du point de vue révolutionnaire, consistant à penser que ses adversaires étaient forcément en tort car ennemis de la Révolution. Tout comme en sens inverse le point de vue contre-révolutionnaire, faisant fi de toute autre considération que le fait que les "bleus" étaient des régicides et des impies attentant à l'ordre "naturel" du monde. Il me semble qu'une approche historique des choses se doit d'aller au-delà d'une conception des choses opposant des individus "ayant la raison avec eux" à des individus "ayant tort" et endossant dès lors le rôle du "mauvais".
Napoléon n'a certes jamais pris les armes contre la France. Mais en quelle occasion aurait-il pu le faire? L'Europe étant dans sa quasi-unanimité monarchiste et attachée aux principes d'ancien régime en 1814, le roi de l'Ile d'Elbe ne risquait aucunement de se trouver des alliés pour attaquer alors la France des Bourbons. Je n'oserai pas qualifier son "expédition" du retour de l'Ile d'Elbe d'"attaque". Les effectifs ne pouvaient qu'en être dérisoires, ce qui fait que la moindre velléité de "résistance" de la part des autorités en arme l'aurait dissipée en un rien de temps. Mais la popularité du personnage, ainsi que son choix judicieux de l'itinéraire suivi, ont contribué à faire de cette "équipée" contre le pouvoir en place ce que la "légende" présente comme une épopée. Or, si nous comparons les motivations de Napoléon décidant de quitter son royaume insulaire et celle d'émigrés tels Enghien, il ne me semble pas impossible d'y trouver des ressemblances: en particulier le souhait d'abattre un régime que l'on estime mauvais pour le pays, mais aussi sans doute celui de s'assurer une situation plus profitable. Ce qui fait la différence, c'est bien évidemment la présence ou non de puissances étrangères alliées, ainsi que l'existence ou non d'une "légende" donnant au personnage en bénéficiant une aura à travers les siècles.
Quoi qu'il en soit, je ne pense pas que le fait que le duc d'Enghien ait pu "porté les armes contre la France" puisse justifier la grossière violation du droit (à la fois droit international et "droit des gens") que constitue son arrestation (ou plutôt son enlèvement) et son procès expéditif. Cela constitue une des grosses "tâches" dans la carrière de Napoléon (tout comme le rétablissement de l'esclavage par exemple). Le fait qu'à Sainte Hélène, l'empereur déchu se soit senti obligé de justifier cet acte et de dire qu'il ne le regrettait pas, me paraît donner un indice du fait qu'il pouvait au fond de lui-même en penser exactement le contraire et le regretter amèrement.
Posté sur le forum Pour l'Histoire par Artaxerxès le 03/03/2004 10:13